26 mai: mon équipage de traversée débarque. Dix jours déjà que Céline et
les enfants sont partis à Bruxelles. Dix jours de travaux divers et
d'entretien saisonnier sur Panta Rhei pour le capitaine (qui se distrait
ainsi de la cruelle absence), et voici enfin approcher, comme une
libération, le temps de la navigation. Et quelle navigation !
1700 milles d'une superbe diagonale à travers l'Atlantique Nord pour
rallier les Caraïbes à New York. Finis les alizés, le ciel cotonneux et
les mers tempérées. Nous rentrons ici dans le régime des dépressions
altantiques qui se forment en continu le long de la côte Est des Etats
Unis et du Canada. Celles-ci ont la réputation de rapidement lever des
conditions de mer effroyables, surtout au nord des Bermudes, et sont
craintes par tous les marins transitant dans la région.
Pour ceux qui entament la transat dite "retour" vers l'Europe, le jeu
consiste à surfer autour de ces systèmes dépressionnaires vers les
Açores en restant suffisamment au sud pour éviter de se retrouver piégé dans des conditions dangereuses. Mais pour ceux qui rejoignent le nord
des Etats Unis, pas d'autre choix que de rentrer dans la mêlée, si
possible à la faveur d'un bon créneau météo, mais en se préparant quoi qu'il arrive à subir du gros
temps. Le capitaine et ses trois équipiers, Jérôme Spriet (photographe,
esthète et passionné de mer), François Podevyn (fonctionnaire anarchiste
et vieux loup de mer) et Pierre Podevyn (fils de ce dernier, guitariste
hypotendu et candidat au rêve americain) sont prêts au combat !
28 mai: nous lâchons les amarres d'un quai solitaire de Sint Maarten, et
prenons la route vers les Bermudes - pour un arrêt pipi avant New York.
Les 900 milles qui nous séparent de l'archipel sont parcourus en sept
jours et sans grand incident. Les conditions que nous rencontrons sont
même assez calmes, tandis que la tempête tropicale Beryl laboure l'ocean
Atlantique à 500 milles à peine à l'ouest de notre position et menace de
converger vers nous si nous traînons en chemin. Son passage au nord des
Bermudes et les perturbations qu'elle laisse dans son sillage nous
obligeront a marquer un arrêt plus long que prévu (cinq jours) dans la
baie de St Georges avant qu'il ne devienne possible de reprendre la mer
vers New York dans des conditions négociables.
Cette halte forcée constitua finalement une bien agréable surprise: les Bermudes, perdues au milieu de l'Atlantique, sont d'une beauté inattendue, et nous y faisons de belles rencontres, locaux et marins de
passage confondus. Nous y retrouvons aussi, avec grand plaisir, nos amis des bateaux Ortemi et
Pingouin, que nous avions quittés aux BVIs un mois plus tôt.
8 juin: nous nous engouffrons juste derrière le dernier front froid et
partons au près sous la pluie et dans une mer toujours formée. Cap au
nord-ouest, pour 700 milles jusqu'à Manhattan. La météo est capricieuse,
avec plusieurs bascules de vent prévues et des allures de près qui
rendent indispensable un routage précis afin de garder de la vitesse et éviter de rallonger le voyage (nous avons peu de marge de manoeuvre,
puisque Jérôme doit impérativement être de retour en Europe le 15 juin). Mais dans
l'ensemble, les conditions sont favorables. Le capitaine se permet
d'ailleurs à mi-chemin une plongée en eaux froides pour extirper de l'hélice une sac
plastique pêché en route. Seule source d'anxiété, le passage du Gulf
Stream, gigantesque tapis roulant océanique propulsant des milliards de
litres d'eau à près de quatre noeuds vers le nord de l'Europe. Ce
puissant courant, quand il est combiné à des vents contraires, peut
générer une mer déferlante et dangereuse. Or, justement, nous nous
trouvons dans ce cas de figure, le vent soufflant de nord-est a 15-20
noeuds... interesting! Nous sommes en effet quelque peu chahutés mais Panta Rhei, tout le long, reste parfaitement manoeuvrante et étale la mer sans difficulte. God I
love this boat!!
Seule la dernière nuit nous réservera une désagréable surprise: jusqu'à 40
noeuds de vent et une mer confuse qui fatigue le bateau et les hommes. Aussi, la vision du skyline de Manhattan se découpant dans la lumière naissante de ce
matin pluvieux du 13 juin sera particulièrement magique. Dans le grand
sac à souvenirs, le passage de Panta Rhei sous la Statue de la Liberté et sa longue remontée de l'Hudson River jusqu'à notre
improbable mouillage de l'Upper West Side, au niveau de la 79ème rue,
occuperont certainement une place toute spéciale...
15 juin: 12.000 milles nautiques (soit 21.000 kilomètres) parcourus sur Panta Rhei
depuis son départ de Hollande - et nous voici à Harlem, à deux heures du
matin dans la mythique Zebra Room du Lenox Lounge, assistant à une jam session
improvisée a laquelle, un demi-siècle plus tot, on aurait pu voir
participer Billie Holiday ou Thelonious Monk. Ce qui donne tant de
saveur à ces instants, c'est sûrement le chemin qui y mène....
MERCI à Jérôme, François et Pierre pour cette nouvelle contribution au
périple des Stockers on sea; le capitaine était une fois de plus très fier de
son équipage ! Demain, Céline, Luca et Vadim me reviennent du plat pays
et nous ouvrirons ensemble une nouvelle page de cette grande et belle
aventure...
Dreams do come true!!!