90 milles nautiques pour changer de pays et passer dans un autre monde... Outre l'inconfort de la houle croisée (vent contre courant), nous nous souviendrons longtemps de cette traversée: juste avant la tombée de la nuit, quand la ligne de pêche se met à siffler pour signaler la prise d'un gros barracuda, nous réalisons que le ralentissement du beau, que nous avions mis sur le compte du puissant Gulf Stream, est dû à un casier de pêche que nous traînons depuis une heure environ. Au moment de couper la corde, il apparaît clairement qu'elle est prise dans l'hélice du moteur. Heureusement, nous avançons (fort bien, d'ailleurs) à la voile uniquement, et elle n'a donc pas pu s'entortiller. Néanmoins, il faut la dégager de là car, précisément, elle nous empêche de démarrer le moteur, ce qui pourrait s'avérer dangereux à l'approche des côtes cubaines. Nous sommes donc contraints de mettre le bateau à la cape, c'est-à-dire le faire dériver à votes minimale, pour permettre à Marc, retenu au bateau par un noeud de chaise au bout d'une amarre, de plonger (en pleine mer, en pleine houle, en plein courant) pour l'enlever. Me voilà dès lors à la barre, les yeux fixés sur les instruments pour bloquer la position de Panta Rhei par rapport au vent afin d'éviter qu'il ne prenne de la vitesse, à contenir une véritable crise de panique tout en me répétant en boucle (mais en silence, pour ne pas contaminer les enfants avec mon angoisse) le message de détresse à diffuser sur le canal d'urgence au cas où l'opération ne se déroulerait pas comme prévu et que Marc se détachait, ou se trouvait tracté au bout de cette corde à une vitesse devenue brusquement trop importante. Oh my God. Dix interminables minutes plus tard, il est ressorti de l'eau ("elle est délicieuse"), la corde et les bouées qui l'accompagnaient sont larguées, le cauchemar s'achève. Il s'ensuit une nuit assez chahutée par la houle, mais l'inconfort est compensé par une pluie d'étoiles filantes et une allure si bonne que nous devons diminuer la voilure pour éviter d'arriver à Cuba avant le lever du soleil.
Vers 7 heures du matin, nous sommes en vue de La Havane. Nous approchons doucement (l'entrée dans la marina Hemingway est périlleuse, les vagues cassant de part et d'autre du chenal: il s'agit, malgré la fatigue de la nuit quasi-blanche, de ne pas se tromper...) et nous appelons, veillant à respecter scrupuleusement la procédure, les autorités par radio. L'arrêt au quai d'accueil durera trois heures: visite du médecin officiel, des autorités sanitaires (qui passent en revue tous les aliments sur le bateau, à la pomme près), des douanes, de l'immigration - au total, une douzaine de personnes (et un bébé cocker), toutes très aimables et encore plus souriantes après que nous ayons glissé dans leurs mains les quelques dollars demandés "sur le côté" de façon à peine déguisée... Trois heures, donc, et une pile de papiers plus tard, nous pouvons enfin entrer dans la marina et nous installer à la place désignée au quai que nous ne quitterons pas pendant deux semaines.
La Floride, toute proche portant, est très vite un lointain souvenir: chaque jour, nous découvrons un peu plus et comprenons un peu mieux comment fonctionne cet étonnant pays qui sort à tous petits pas de la bulle communiste dans laquelle il vit enfermé depuis le Trionfo de la Revolucion il y a un demi-siècle. Tout ici nous surprend. C'est difficile à croire, mais les Cubains (sur)vivent avec des livrets de rationnements qui leur donnent droit, gratuitement, à une quantité (minimale) de vivres de base -riz, sucre, pain- par famille; les études de médecine ont une excellente réputation, mais les médecins, comme tous les autres universitaires d'ailleurs, peuvent espérer un salaire mensuel moyen équivalent à 30 dollars - la plupart d'entre eux finissent donc derrière le volant d'un taxi, car c'est largement plus lucratif; les entreprises privées (10 employés maximum) commencent seulement à être autorisées, tout comme l'achat et la vente de biens immobiliers par des particuliers; la presse n'est pas libre; l'économie monétaire fonctionne à deux vitesses, les CUC (prononcez "couques") pour les touristes -environ 0.85 pour 1 dollar US- et des pesos nationales pour les Cubains -environ 24 pesos pour 1 CUC-. Par ailleurs, cela fait trois ans seulement que les Cubains ont le droit de quitter (temporairement) le pays, à condition toutefois de posséder une tarjeta blanca -qui suppose un visa délivré par le pays de destination) émise par l'Etat.
Rien ne semble fonctionner vraiment correctement, mais nous sommes frappés par l'abondance de sourires et le ton plutôt enjoué des personnes à qui nous avons pu parler (évidemment, il y a aussi ceux qui sont partis, et ceux qui projettent de le faire en traversant clandestinement, à bord de n'importe quelle embarcation de fortune, les 90 milles jusque Key West): elles sont fiers de pouvoir bénéficier d'un système de soins de santé gratuit et de l'éducation pour tous: deux chevaux de bataille de Fidel... Et puis, le marché noir, la débrouille ("por la mano izquierda"), et surtout l'argent envoyé par les membres de la famille émigrés à l'étranger, permettent d'améliorer -si peu- le quotidien, dont certains affirment qu'il changera encore beaucoup (mais comment?) dans les années qui viennent.
A la marina Hemingway, les journées s'écoulent tranquillement et nous menons sous un soleil exquis une paisible vie de village avec Pingouin et Manao. Les enfants sautillent gaiement dans l'herbe, perfectionnent leur style en trottinette, construisent des cabanes dans les palmiers et passent librement d'un bateau à l'autre. Nous faisons également la connaissance de notre voisin de quai, Dale, surfer californien dans l'âme et skipper de métier depuis 35 ans, dont nous nous régalons des histoires sans fin et des conseils avisés sur le "monde du nautisme" dont Marc rêve toujours de se faire, un jour, un métier...
Principal accès au pays par la mer, la marina a été construite dans les années 60 selon des plans très ambitieux - mais par manque de moyens, elle se défraîchit à vue d'oeil: les quais ne sont pas entretenus et la pierre s'effrite dangereusement, les terrains de tennis sont à l'abandon et sont devenus des terrains vagues, le centre de plongée semble désespérément fermé, les douches -quand elles ne sont pas carrément démontées- offrent un filet d'eau permettant à peine de se laver. Néanmoins, une demi-douzaine de gardiens surveillent la marina 24 heures du 24: ils sont toujours principalement assis dans des guérites à demi-effondrées, mais saluent invariablement avec beaucoup de gentillesse et un sourire radieux - tout comme des deux délicieuses senoras en charge de la laverie ("de nada, mi amor!").
La Havane, aussi, est fascinante. Pour s'y rendre, nous nous faisons renseigner par Jean-François, un Français installé dans la marina à bord de son bateau depuis un an et demi, la meilleur combine: plutôt que de payer les 40 CUC demandés par les taxis officiels, il faut se poster sur le bord de la grand route et héler la première voiture qui passe (ces véhicules de cartes postales qui inondent les rues de la capitale et dont il ne reste souvent que la carcasse mais qui continuent miraculeusement à rouler). Prix des 25 minutes de trajet: 8 CUC pour toute la famille. Seulement, il faut ne pas avoir peur de passer à travers le plancher ni de mourir étouffé par les gaz d'échappement qui, curieusement, sont soufflés à l'intérieur de l'habitacle - ou par le surnombre de passagers contenus dans un seul véhicule.
La ville, vieille de 500 ans, est -ou était- magnifique. Après peu de temps à flâner dans le quartier de la Habana Vieja, on ne s'étonne plus de remarquer presque sur chaque maison des colonnes corinthiennes, vitraux, ferronnerie ou autres détails somptueux. Mais la splendeur est maisons est inversement proportionnelle à leur état de délabrement et la vision du linge pendu aux fenêtres des anciens palais ou des enfants jouant dans les cours sombres paraît presque irréelle. L'atmosphère est douce, colorée, joyeuse et on a l'impression d'entendre de la musique surgir de partout (un peu trop souvent, malheureusement, des reprises du "Buena Vista Social Club" devenu un piège à touristes). En dehors de la vieille ville, le quartier Vedado est aussi un régal à explorer sans but précis: au départ de la surprenante Plaza de la Revolucion (un fantasme, sans doute, d'échantillon de ville moderne à la soviétique) et jusqu'au Malecon, la longue promenade de bord de mer, en passant par l'université, nous découvrons un autre visage de la ville, moins touristique mais au mois aussi vivant - et de théâtres en salles de concert, nous avons la bonne surprise d'apprendre que le festival Jazz Plaza se tient précisément au moment où nous y sommes.
Le 25 décembre, après que les enfants aient découvert au réveil avec une insoutenable excitation les cadeaux apportés par ce bon vieux Père Noël pendant la nuit (pour la deuxième année consécutive, il n'aura pas oublié nos petits souliers sous les tropiques), nous organisons un gargantuesque pique-nique collectif au cours duquel nous partageons, à 14, les plats somptueux préparés par les uns et les autres. Un Noël à l'ombre des palmiers: c'est loin des Noëls blancs de notre enfance, mais l'humeur n'est pas nostalgique...
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