Vendredi 14 octobre - Jour 1
6h, nous quittons Gibraltar et naviguons en zig-zag pour attraper un courant favorable, et atteignons 6,8 noeuds au moteur. Un épais nuage de brume cache les côtes marocaines.
9h30, nous longeons la côte espagnole, attendant que la brume se lève pour traverser la route des cargos. Le spectacle est irréel, la vue est bientôt occultée par le brouillard, nous tendons l'oreille pour localiser d'où proviennent les appels des cornes de brume, les cargos surgissant ça et là de l'horizon...
15h, la brume s'est levée, il fait grand bleu. Le moteur continue à tourner, c'est le calme plat. Le moment idéal pour passer la tête des enfants sous la tondeuse...
18h, nous levons, enfin, la grand voile. 6,3 noeuds.
19h, les rayons du soleil pénètrent en oblique dans l'océan, c'est l'heure de la pêche: nous attrapons un beau gros poisson - qui meurt de frayeur (crise cardiaque !?) tandis que Marc mouline pour le ramener à bord. Nos lectures dans la littérature spécialisée nous permettent rapidement de l'identifier comme étant une bonite à ventre rayé: relativement rare et, d'après le pictogramme "2 fourchettes", très apprécié pour sa chair tendre...
21h, le brouillard se lève à nouveau, Marc initie Ian et moi à l'utilisation du radar en vue des quarts de nuit.
23h, je prends mon quart, le temps est clair, la grand voile et le gênois sont hissés, nous avançons à une moyenne de 6,5 noeuds par vent trois-quart arrière. Cap 229°, la lune est presque pleine.
Minuit, 95 milles parcourus.
Samedi 15 octobre - Jour 2
6h, le canal 16 (canal d'urgence...) émet de drôles de grognements d'animaux: les gémissements d'un matelot luttant contre le sommeil devant son ordinateur de bord? Leur volume et leur intensité augmentent tant que Marc, craignant que les enfants ne se réveillent en panique, éteint la VHF...
11h, l'allure est confortable, le vent est faible mais constant.
15h, le vent est tombé. La grand voile ne suffit plus, il faut redémarrer le moteur.
17h, Marc tente en vain de hisser le spi, qui refuse de sortir de sa chaussette.
20h, 211 milles parcourus.
Dimanche 16 octobre - Jour 3
4h, il n'y a plus un souffle de vent. Et moi qui appréhendais un océan déchaîné... Moteur encore, 5 noeuds, cap 209°. Sans vent et avec une mer légèrement formée, le bateau roule un peu. Les enfants dorment comme des anges.
14h, plus de roulis, mais toujours le calme plat.
15h30, on se met en "fausse panne" pour immobiliser (ou presque) le bateau, lâchons une amarre avec une bouée à l'arrière, et sautons tous à l'eau: nous nageons en plein Atlantique! Nous sommes à peine sortis de l'eau que le vent se lève juste ce qu'il faut, nous hissons le spi (Marc a manifestement trouvé les mots pour lui faire accepter de se glisser docilement hors de sa chaussette) et filons à un peu plus de 8 noeuds. L'allure est idéale.
Si nos prévisions sont exactes, nous devrions arriver en milieu de nuit au large d'Essaouira. Nous appelons Asma par téléphone satellite, qui accepte gentiment de se rendre à la capitainerie pour se renseigner sur les possibilités d'amarrage dans le port. Deux heures plus tard, nous reconnectons avec elle, elle n'a pu obtenir aucun renseignement (c'est dimanche, après tout). Les informations éparses que nous avons pu rassembler de notre côté ne sont pas très engageantes: Essaouira n'est pas un port d'entrée, on risque donc de devoir surmonter d'insurmontables (ou potentiellement très onéreux...) problèmes de douane. Par ailleurs, l'entrée dans le port de pêche - que nous connaissons bien, et dans lequel nous n'avons que très rarement vu des bateaux de plaisance - est périlleuse, et rien ne nous garantit qu'il peut accueillir un voilier de taille et de tirant d'eau pareil au nôtre. Nous finissons donc par prendre la crucifiante décision de renoncer à une halte symbolique, un pélerinage presque, sur les lieux de nos aventures passées...
22h, le vent va et vient. Nous baissons le spi, et avançons sous grand voile et gênois avec un cap un peu plus à l'ouest pour passer en vent trois quart arrière et réduire le roulis. Nous maintenons vaille que vaille une moyenne de 5,5 noeuds.
Minuit, tandis que Marc est de quart nous recevons la visite d'un petit oiseau, vraisemblablement fatigué par le vol qui l'a amené jusqu'ici, si loin des côtes. Il vient chercher du repos, et s'endort près de la barre après avoir accepté un peu d'eau et des miettes de pain.
360 milles parcourus.
Lundi 17 octobre - Jour 4
3h, du vent, enfin! 12 noeuds bien orientés, nous filons à belle allure (7,8 noeuds) après avoir empanné pour retrouver un cap qui devrait nous amener en ligne droite sur Lanzarote.
15h, après de longues hésitations, le vent décide de retomber à nouveau. Et le moteur vrombit...
15h30, des dauphins, spectacle garanti à la proue du bateau!
18h30, nous levons le spi, et atteignons 6,8 noeuds de vitesse.
Minuit, 508 milles parcourus. Très faible vent arrière, le spi est baissé.
Mardi 18 octobre - Jour 5
La nuit se passe principalement au moteur.
11h, nous empannons, hissons le spi et mettons le cap à 190°. Le vent souffle à 6-7 noeuds.
15h, il faut rallumer le moteur...
17h30, terre en vue! Par un effet d'accélération dû à la proximité de la côte de Lanzarote, le vent augmente jusqu'à 15 noeuds, nous surfons sous spi avec des pointes à 9 noeuds. Il fait grand soleil, l'humeur est gaie, on y est presque...
Minuit pile, nous mouillons l'ancre devant la marina Rubicon (au signifiant puissant...) sur la côte sud de Lanzarote.
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Et voilà - 5 jours et 4 nuits au large, 650 milles parcourus: pour Marc, une distance à peu près équivalente à ce qu'il avait effectué entre Brest et Lisbonne l'année dernière; pour Ian, moitié moins de ce qu'il a fait de plus long lors de son voyage entre Bali et Alicante; pour les enfants et moi, une expérience tout à fait nouvelle, à la fois un aventure enrichissante et un défi. Une autre façon d'envisager le temps qui passe, parfois effroyablement lentement, une manière d'apprendre à se défaire -laborieusement- de nos repères connus. Mais aussi une extraordinaire expérience d'autonomie absolue et de quiétude (sous les étoiles, ou devant l'horizon baigné de soleil), la possibilité d'une belle rencontre avec Ian, dont la présence à bord n'a été que bénéfique, et l'occasion de découvrir, en chacun de nous, des ressources jusque là inconnues...
Quand, en milieu de parcours, nous complimentions les enfants pour leur patience, leur comportement (presque) exemplaire et leur formidable capacité d'adaptation, nous leur avons demandé s'ils s'ennuyaient. Luca, du tac au tac, a répondu: "Non, pas du tout", et Vadim, après un moment de réflexion: "Mmmmh, juste un tout petit peu"... Well done boys, une fois de plus vous nous avez impressionnés...